Critique d'art depuis le début des années cinquante, membre actif
de la vie artistique parisienne, puis internationale, -- grâce notamment
à ses multiples participations aux jurys de salons, à ses collaborations
au montage d'innombrables expositions -- Pierre Restany est avant tout reconnu
en tant que fondateur et théoricien du Nouveau Réalisme.
C'est en effet grâce à cette nouvelle mouvance de l'art contemporain,
apparue aux alentours de 1960, et découverte et organisée par ce
critique hors norme, que Pierre Restany est entré dans les annales de l'histoire
de l'art. Il va de soi, que, du fait de son caractère exceptionnel et de
la complexité de son action, le cas particulier de Restany, bien que non
isolé, ne peut, dans le cadre d'un article de ce type, être abordé
tel qu'il devrait idéalement l'être. Un mémoire de maîtrise
ne pouvait déjà rendre compte d'une analyse exhaustive de son oeuvre
tant le champ que celle-ci épouse est riche, et ce, même si l'étude
que nous présentons ici restreignait le champ d'investigation aux quelques
dix années pendant lesquelles Klein, Spoerri, Tinguely ou César
occupèrent le devant de la scène européenne1. Son oeuvre
est en effet vaste et surtout offre un visage d'une étonnante diversité
pour qui ne connaît pas la critique -- articles et textes critiques et théoriques,
action militante auprès des acteurs de la scène artistique contemporaine,
etc...
En effet, ainsi que le mentionnait l'avant-propos de mon mémoire, si le
sujet était, à l'origine, axé essentiellement sur l'étude
de la théorie du nouveau réalisme par Pierre Restany, je dus rapidement
me rendre à l'évidence qu'un tel objet de recherche ne pouvait éluder
de nombreux points au risque de déformer la réalité du personnage
ainsi que les nombreuses interrogations que suscite son oeuvre. De multiples points
se devaient effectivement d'être évoqués, même succinctement,
avant d'aborder l'aspect purement théorique du nouveau réalisme,
points qui, par la force des choses, ne seront ici qu'effleurés pour ne
pas dire simplement cités. Parmi ces interrogations, se pose le problème
de l'action militante de la critique d'art, action parfaitement illustrée
par le créateur du nouveau réalisme, mais surtout, se pose celui,
non moins complexe et épineux, de la critique d'art et de son importance
croissante au sein de la création depuis la Libération. L'histoire
culturelle et sociale de la Quatrième République, période
pendant laquelle se mirent en place les fondements de cette nouvelle avant-garde,
et l'oeuvre des treize artistes 2 qui animèrent ce groupe en collaboration
avec le critique, se devaient d'être également évoquées
afin de rendre compte de façon plus complète des bases théoriques
de ce mouvement, Restany insistant souvent sur les transformations sociales et
culturelles qui ont depuis lors fondamentalement bouleversé la civilisation
occidentale.
Cependant, ainsi que je l'ai préalablement évoqué, les différents
points cités, notamment la critique d'art et plus particulièrement
l'aspect militant de celle-ci, nécessitent pour chacun d'entre eux un traitement
individuel. Mon propos sera de ce fait essentiellement axé sur les propositions
théoriques que Pierre Restany élabora autour des oeuvres des nouveaux
réalistes et ce, pour diverses raisons. Comme pour ce qui est de la critique
d'art, les théories de Restany sont méconnues, voire parfois ignorées,
même, ce qui est d'autant plus navrant, dans le cadre d'études portant
sur le Nouveau Réalisme. En effet, la théorie élaborée
par Pierre Restany, bien que reconnue par l'ensemble des acteurs de la vie artistique
et des historiens de l'art, apparaît comme n'étant en fait connue
que très superficiellement. C'est en tous cas ce qui transparaît
dans la majorité des écrits, que ce soit dans des ouvrages généralistes
ou dans des textes disons plus pointus. Pourtant, chacun s'accorde à dire
que cette philosophie, quelle que soit sa pertinence idéologique, a permis,
à un moment donné de la création, de réunir et de
projeter au devant de la scène un des mouvements artistiques français
les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle. Une des
conséquences malheureuses de cette méconnaissance est, et c'est
un fait assez marquant, de constater que d'un ouvrage à l'autre, les théories
de ce critique sont généralement, pour ne pas dire systématiquement,
réduites à quelques concepts, en outre toujours les mêmes.
Ainsi reviennent régulièrement les formules comme "nouvelles
approches perceptives du réel" 3, "aventure du réel perçu
en soi" 4, ou encore "un nouveau sens de la nature moderne" 5.
Il est cependant réducteur de ramener une théorie pourtant complexe
à ces seules phrases, de surcroît quand celles-ci sont globalement
la définition d'un même concept, concept qui en outre n'est que très
rarement développé par ces auteurs. Ni le pourquoi ni le comment
níapparaissent. Et pourtant!
Certes, la notion selon laquelle ces artistes présentent un nouveau sens
de la nature, est capitale. Il convient néanmoins de la détailler
en y introduisant les éléments qui menèrent Restany à
l'élaboration de ce concept, les notions qui font partie intégrante
de celui-ci et surtout les conséquences de ce dernier non seulement sur
les propres réflexions de l'auteur, mais aussi, et par-dessus tout, sur
les réalisations des nouveaux réalistes et de leurs satellites,
tels que Raynaud, Ben, ou Jacquet. Tout d'abord il est important de signaler que
cette nouvelle approche correspond à un renouvellement de la vision et,
comme tout renouvellement, répond à un constat, fait simultanément
par le jeune critique et les futurs nouveaux réalistes, d'une inadéquation
croissante entre les représentants de l'Abstraction Lyrique, ou de l'Expressionnisme
Abstrait, et leur propre environnement. Cette rupture entre l'art et la vie menait
selon eux au tarissement de l'art et des moyens d'expression traditionnels et
Restany se fit fort de constater l'immobilisme et la sclérose de cette
mouvance qui deux ans pourtant auparavant était son cheval de bataille
(voir Lyrisme et Abstraction 6). Cette déficience, tant dans les préceptes
que dans les moyens employés jusqu'alors, est à la base de la nouvelle
expressivité. Cependant, le Nouveau Réalisme, comme son équivalent
américain le Pop Art, dépasse largement le simple constat d'antagonisme.
Ce mouvement est certes un retour au réalisme, mais en aucun cas ce dernier
ne peut être apparenté à une renaissance de l'art de Courbet
qui serait la conséquence d'une réaction épidermique contre
la prédominance de l'abstraction. Ce nouveau sens de la nature correspond
non plus à une perception de la réalité mais à une
appropriation directe de celle-ci, c'est-à-dire rejetant les médium
et règles artistiques traditionnels et leur préférant les
expériences dada, particulièrement par le biais d'une appropriation
de l'objet industriel, des déchets de la société de consommation
ou même des images, notamment publicitaires, que celle-ci produit. La grande
nouveauté est que ces objets, quels qu'ils soient, sont "des fragments
dotés díuniverselle signifiance" qui "donnent à
voir le réel dans les aspects divers de sa totalité expressive"
7.
Autre point important : la nature de cette réalité moderne. Elle
est avant tout, selon Restany, sociale, puisque le nouveau réalisme introduit
un "relais sociologique au stade essentiel de la communication"8. En
effet, le plus banal objet, collé sur une table, accumulé à
ses semblables, ou compressé mécaniquement, représente, outre
la réalité dans son ensemble, le "bien commun de l'activité
des hommes"9, "la grande république de nos échanges sociaux,
de notre commerce en société"10. Il devient alors signifiant.
Cet aspect a son importance puisque Restany fait remarquer que le réalisme
a toujours été la métaphore d'un pouvoir, celui de l'Église,
de l'État, ou d'une classe dominante. Or, ici, il est la métaphore
de la société de consommation, d'une totalité sociologique
et non plus d'un quelconque pouvoir. Ceci implique que le monde n'est plus seulement
un tableau dont les Nouveaux Réalistes s'approprient les fragments, mais
la nature même de ces artistes, incluant de ce fait dans leur conception
une vision "anthropocentrique"11 du monde, loin à la fois de
la nature idyllique de Jean-Jacques Rousseau, cette nature étant désormais
façonnée par l'homme, comme du zéro du non intégral
de l'esprit dada, le Nouveau Réalisme se trouvant très exactement
à 40 ° au-dessus de celui-ci12. En effet, Dada revêt une importance
considérable dans le nouveau réalisme restanien. Pour le critique,
ce qui importe n'est pas tant l'approche historique de ce mouvement, ni même
ces réalisations, mais "l'expression simultanée d'un certain
état d'esprit"13, d'autant plus que, toujours selon l'auteur, la psychologie
dada est intimement liée à des considérations d'ordre sociologique.
Pour Restany, Dada importe simplement en tant que référence. C'est
une parenthèse dans l'histoire artistique occidentale qui se justifie uniquement
par sa réalité historique. Ainsi, seul son impact sur le devenir
de l'art compte. Pour autant, le nouveau réalisme est-il dada ? La question
selon Restany ne vaut plus d'être posée puisque "tout est plus
ou moins dada aujourdíhui"14 et ce depuis 1945, Abstraction lyrique
comprise. Cependant, si pour Restany les nouveaux réalistes reprennent
les démarches du binôme Duchamp-Schwitters, ce n'est pas pour autant
que ceux-ci sont dada. Ceci reviendrait d'ailleurs pour Restany à nier
la nouveauté introduite par son propre mouvement. Ce qui pour lui est important,
c'est que les nouveaux réalistes, par leur approche renouvelée de
l'objet, "obligent à considérer dada sous un tel angle renversé
qu'on se demande si dada existe encore"15. C'est en cela, et ce, même
si cette dénomination posa de nombreux problèmes dans le pôle
Klein-Restany, qu'ils sont " à 40° au-dessus de dada".
Pour de plus amples informations, notamment au sujet de l'action militante de
Pierre Restany, se reporter plus particulièrement aux deux seuls ouvrages
importants traitant de cet aspect, tous deux en outre de la main du critique :
"Une vie dans l'art" écrit en collaboration avec Jean-François
Bory16 et le catalogue d'exposition "Pierre Restany, le coeur et la raison"17.
Mais afin d'approfondir les premières pistes théoriques données
ici, le meilleur ouvrage est le livre-manifeste de Restany "Manifeste de
la nouvelle peinture, les Nouveaux Réalistes"18, dans lequel sont
reproduits un grand nombre des textes de référence, ainsi qu'une
pertinente préface "De la critique considérée en tant
que création", d'un autre important critique Michel Ragon.
1 Les dates-butoirs de l'étude étant pour la première, la
Déclaration constitutive du Nouveau Réalisme, signée le 27
octobre 1960 au domicile d'Yves Klein, par huit artistes dont ce dernier et Arman,
Dufrêne, Hains, Raysse, Spoerri, Tinguely et Villeglé, ainsi que
par un critique, Pierre Restany, auteur de cette déclaration collective.
Pour la seconde, et bien que le groupe n'ait, au sens strict du terme, duré
que trois ans, 1970, date de la dernière exposition collective qui eut
lieu à Milan, célébrant le dixième anniversaire de
la fondation du groupe, est celle qui, d'usage, clot l'aire du Nouveau Réalisme.
2 Le groupe comprend en effet, outre les huit artistes cités dans la
note n°1, cinq artistes qui vinrent se joindre au premier noyau, soit immédiatement
après la constitution du groupe, comme César et Mimmo Rotella,
les deux ayant été invités à sa déclaration,
soit bien plus tard au hasard des rencontres, tels que Niki de Saint-Phalle
(1960), Gérard Deschamps (1961) et Christo (1962).
3 RESTANY, Pierre, "Les Nouveaux Réalistes", préface
du catalogue de l'exposition Arman, Dufrêne, Hains, Yves le monochrome,
Tinguely, Villeglé, Galerie Appolinaire, Milan, 1960.
4 Ibidem
5 RESTANY, Pierre, "Un nouveau sens de la nature", préface
non publiée du catalogue de l'exposition The New Realists, Galerie Sidney
Janis, New York, octobre-novembre 1962.
11 RESTANY, Pierre, "Le Nouveau Réalisme : que faut-il en penser
?", Op. Cit.
12 RESTANY, Pierre, "A 40° au-dessus de Dada", Second manifeste,
préface du catalogue de l'exposition A 40° au-dessus de Dada, Galerie
J., Paris, mai 1961.
13 CABANNE, Pierre, RESTANY, Pierre, "dada", L'avant-garde au XXe
siècle, Editions André Balland, Paris, 1970, page 165.
14 RESTANY, Pierre, "Le Nouveau Réalisme : que faut-il en penser
?", Op.Cit.
15 Ibidem
16 BORY, Jean-François, RESTANY, Pierre, Une vie dans líart,
Editions Ides et Calendes, Neuchâtel, 1983.
17 Pierre Restany, le coeur et la raison, Musée des Jacobins, Morlaix,
1991.
18 RESTANY, Pierre, Manifeste de la nouvelle peinture, les Nouveaux Réalistes,
Editions Planète, Paris, 1968.