N.B : La biographie intègre des liens vers divers documents et galeries thématiques
( principalement dans la seconde partie : de 1911 à 1940 )

 

Première Partie : de 1879 à 1911

BERNE, Fin 1937.


"Paul KLEE, vieilli, le visage ravagé a tenu à se rendre à la Kunsthalle où est organisée une rétrospective de son ami et complice, Kandinsky.Ils ne se sont pas vus depuis longtemps et sur ces retrouvailles pèse une affreuse angoisse.
Si Kandinsky et sa femme Nina savaient Paul Klee malade, ils ne se doutaient pas des changements terribles que la maladie a fait subir à son corps. Nina l'embrasse, les larmes aux yeux, tandis que Wassily tremble légèrement : Klee n'est plus que l'ombre de lui-même.
En parcourant les salles, Klee remonte le temps, celui de sa propre jeunesse, les années 10, l'époque du Blaue Reiter. Il retrouve aussi les toiles peintes aux temps heureux du Bauhaus, avant qu'Hitler ne règne en maître sur l'Allemagne..."

"Le sentiment esthétique s'est fort tôt développé chez moi; alors que je portais encore des robes, on m'enfila des caleçons trop longs, de sorte que je pouvais voir dépasser la flanelle grise garnie de festons rouges. J'avais deux ou trois ans ; lorsque quelqu'un sonnait, je me cachais pour éviter qu'on pût me voir dans un pareil état.[...] Je m'affligeais de ne pas être une fille,et de ne pouvoir porter de si ravissantes culottes blanches à dentelles."

C'est ainsi que Paul Klee, né à Münchenbuchsee, près de Berne, le 18 Décembre 1879, commence, dans son journal, la relation de ses souvenirs d'enfance.

Ce sens "
Esthétique " est encore renforcé quand sa grand-mère maternelle lui apprend, lorsqu'il a quatre ans, à dessiner avec des crayons de couleur.

A l'âge de neuf ans, le jeune Klee est frappé par les tables de marbre poli qui trônent dans le restaurant que tient un de ses oncles:
" Leur surface offrait un embrouillamini de signes, labyrinthe dans lequel on pouvait discerner des contours de physionomies grotesques et les délimiter au crayon.
J'en étais passionné et ma propension au bizarre s'y documentait."

Cette " propension au bizarre " , cette manie " esthétique " resteront son apanage tout au long de sa vie.

Les Années Vertes

La vie familiale s'écoule paisiblement. Son père, ressortissant allemand, enseigne la musique tandis que sa mère, d'origine franco-suisse, à défaut d'enseigner est également bonne musicienne ; tout naturellement Paul ainsi que sa soeur Mathilde, de trois ans son aînée, seront initiés aux arcanes du solfège et de la musique classique.
Cet enfant bien découplé, au physique aimable et aux yeux langoureux, se montre envers le sexe faible aussi entreprenant qu'un adolescent. A treize ans, il aime séduire et y réussit fort bien.

Un jour, sa mère tombe sur des dessins dont il est l'auteur et qui présentent "
des décolletés un peu excessifs " et lui de dire plus tard avec humour : " Elle eut le tort de prendre ceci sur le plan moral et de me faire des reproches..."

Fort intrigué par la physionomie féminine, il imagine, avant d'y aller voir lui-même, " le visage et le sexe des femmes comme des pôles correspondants " et rêve " de filles en pleurs avec un sexe en larmes ".

Au lycée, Paul Klee est un élève doué en langues, en littérature, en poésie et, bien sûr, en musique et dessin. Pour autant l'atmosphère des cours lui déplaît. En 1898, il entre comme violoniste remplaçant à l'Orchestre symphonique de Berne, passe son baccalauréat, le rate et s'exclame:
"Plus elle dure, et plus m'inquiète ma croissante passion pour la musique."

En réalité, entre la musique et le dessin, son choix est bientôt fait, et Paul part alors pour Munich, où il s'inscrit à l'Académie Knirr; ses parents bienveillants, lui donnent leur bénédiction.
Malheureusement, les premières impressions de Paul à l'Académie sont désastreuses; il est particulièrement choqué par le premier modèle qu'il doit représenter: une
" vilaine femme aux chairs spongieuses, aux seins gonflés comme des outres, à la dégoutante toison - Voilà ce qu'il me fallait dessiner à présent avec la pointe du crayon ! "

" JE SUIS DIEU "

Il en va tout autrement quand Paul rencontre, à l'automne 1899, la très musicienne, rêveuse et belle Lily Stumpf... Dans le registre où il note les noms des jeunes filles qu'il connaît, celui de Lily est suivi du mot "Attendre " - et de fait les jeunes gens attendront sept ans avant de se marier!
Son journal qu'il tient irrégulièrement, est semé de notations étranges, qui dévoilent en Paul Klee un artiste tourmenté, prompt à la tentation comme aux remords, exigeant avec ses amis mais capable aussi de passer six mois sans voir tel ou tel.

Il se dit
" possédé du diable " et affirme : " L'innocence m'agace. Le chant des oiseaux me tape sur les nerfs, et j'écraserai le moindre ver de terre. ".
Un jour, il esquisse un testament :

" J'y demandais de détruire tout ce qui subsisterait de mes tentatives artistiques. Je savais à quel point tout cela était misérable et nul, en comparaison des possibilités pressanties."
Un autre jour, il compose un poème où il évoque
" le chagrin avec tant de supplications ferventes qu'il finit par prendre la physionomie de la femme désirée dans l'étreinte de laquelle on se laisserait mourir".


On mouse over - Extrait du Journal de Paul Klee

Au tout début de l'année 1900, alors qu'il rêve toujours d'un amour intense avec une " femme désirée" qui n'existe pas mais qu'il appelle ' Eveline ' , il devient l'amant d'une jeune fille dont on sait seulement qu'elle est de condition très modeste. Sans doute ne doit-elle guère ressembler à ' Eveline puisque Paul Klee se réfugie alors dans l'alcool et écrit même un jour qu' " il faudrait retrancher ( de son journal ) tout ce qui fut noté sous l'effet de l'ivresse"...
Fin avril, au bal 'paysan' annuel, Lily et lui se revoient et se
rapprochent,
" au point de ne ménager qu'un rien de
distance entre nous "
. Est-ce le bonheur ? Non pas encore. Lily se dérobe, imputant plus tard à l'ambiance un peu folle du bal ce début d'intimité... " Voilà qui m'irrita ; des coups sans grâce, des bourrades. J'étais triste et d'humeur à voyager. Partir, mais pour où ? "

Pendant les concerts, qu'il y joue lui-même ou qu'il en soit spectateur, la pensée de Lily lui met les nerfs à vif ; et quand Lily l'accompagne ou le retrouve ensuite, c'est pire encore.
" Il n'y a guère qu'en musique que je n'aie jamais connu d'hésitations " pour le reste, tempêtes et indécision font la loi... Lily non plus, à l'en croire, n'est pas sans contradictions.
Un jour, elle qualifie leur liaison de :

" pure amitié "
- " et cela après des étreintes passionnées. Voilà qui est très fort "
...
Dans son journal, Paul se laisse toujours aller à de folles annotations, tantôt d'une immense modestie, tantôt d'une superbe mégalomanie :
" Je suis Dieu. Tant de nature divine est accumulée en moi que je ne saurais mourir. Ma tête est incandescente au point d'éclater. L'un des mondes qu'elle cèle demande à naître. Il faut donc souffrir avant l'accomplissement. "
On le sent aussi travaillé par la volonté de dépasser l'art du croquis et de la caricature, mais fort peu sûr d'y arriver un jour. Ainsi pendant ces trois années quasi-solitaires passées à Munich, Paul Klee, tout en se livrant avec passion au dessin et au violon, s'analyse t-il beaucoup lui-même. Il se cherche, se juge, s'exalte, se rabaisse. Pour se lancer à la découverte d'autres musiques que celle de Brahms, d'autres mélancolies que celle que lui inspire Schubert, et d'autres passe-temps que les guinguettes bavaroises, il part pour l'Italie avec un ami sculpteur, Hermann Haller, mais auparavant, se fiance discrètement avec Lily : au retour, peut-être le mariage...

L' ITALIE
-1901-

A Gênes, il découvre la mer et la vie portuaire, dont la richesse l'éblouit : tout est à peindre, à dessiner, à 'croquer' A Rome, et tandis que Haller découvre la sculpture, Klee court les palais et les musées, mais aussi les concerts, les théâtres et les salles de spectacle. Il va applaudir la Duse,


la plus grandre actrice italienne du temps, dans Francesca da Rimini de Gabriele d'Annunzio : il la juge fort belle d'allure et spirituelle, mais aussi
"totalement hystérique et morphinomane " ; à la longue, "sa voix détermine de lancinants maux de tête "...

Il applaudit aussi l'actrice française Réjane dans La Parisienne de Becque, ainsi que la Belle Otéro, chanteuse et danseuse plus connue comme croqueuse de diamants. Décidément en veine d'hétaïres, il va également voir danser Cléo de Mérode,



" la plus belle femme que l'on puisse voir. Chacun connaît sa tête. Mais il faut avoir vu son cou pour de vrai."

Suit une singulière description de ce corps magique:
Point d'impression sexuelle, point d'âme, point de tempérament, rien que la beauté absolue." A Rome encore, il se gorge de Rossini et de Puccini et le soir, en rentrant chez lui, caresse sa chouette, animal nocturne qui lui tient compagnie. Parmi la colonie d'artistes, il se fait quelques relations, comme le peintre suisse Altherr, qui émoustille en lui la caricaturiste :
" Sa façon de se laver ! Il s'asperge avec l'eau d'une cuvette, mais à chaque fois fait un bond en arrière ! "


Souvent bien sûr, Paul pense à Lily Stumpf - ce qui ne l'empêche pas de détruire un jour les lettres qu'elle lui a écrites avant leurs fiançailles :
" Certaines tournures me fâchaient."
A Naples, il fréquente assidûment le théâtre San Carlos (
" superbe, lourd et obscur, revêtu de haut en bas de vieilles dorures, sombre, gigantesque " ) et visite l'aquarium, où " les polypes ont un air de marchand de tableaux : l'un d'entre eux me fit des clins d'oeil d'intelligence de façon compromettante." il visite Pompéi, la côte amalfitaine et Florence, où il assiste aux spectacles de la danseuse Loïe Fuller



et de l'actrice japonaise Sada Yaco.

De retour à Berne après ce voyage de neuf mois qui aura une profonde influence sur son art, c'est cette fois Yvette Guilbert qu'il va applaudir à l' Apollotheater : ainsi Paul Klee aura, en l'espace d'un an, passé en revue les sept plus grandes "vedettes" féminines des années 1900 : seule Sarah Bernhardt manquera au tableau... Il n'oublie pas pour autant de poursuivre avec un imperturbable sérieux sa carrière de violoniste à l'orchestre de Berne. Liant étroitement musique et dessin, il baptise ses crayons et ses burins des " beaux noms " de Néron, Rigoletto ou Robert le Diable...Il dévore le théâtre de Strindberg et les piéces de Gogol,Schiller et Ibsen ; son livre de chevet reste toutefois Don Quichotte - et son artiste préféré, Goya.

PARIS
-1905-

En 1905, Klee se rend pour la première fois à Paris avec deux amis, Louis Moilliet, peintre et " comte helvétique ", et Hans Bloesch. Son emploi du temps est celui d'un touriste certes cultivé, mais qui ne dédaigne pas de s'amuser : Louvre, Comédie-Française, Opéra, mais aussi Folies-Bergère, Bal Bullier, bateau-mouche et promenades en omnibus. De façon moins classique, il note laconiquement dans son journal, le 3 juin, le mot " morgue " : on n'en saura pas plus !

A la fin de l'année, Lily vient passer les fêtes à Berne avec lui : " Nous musiquâmes, comme affamés de musique."

L'ANNEE " CLEF "
-1906-

Après un court voyage à Berlin, où il assiste aux prodigieux spectacles shakespeariens de Max Reinhardt, il connait enfin son premier vrai succès de peintre:

dix de ses planches d'aquatinte (Inventions)

sont exposées à la Sécession de Munich...
" Depuis que je t'ai quittée, je n'ai plus parlé avec aucune femme. Je trouve qu'il en est juste ainsi. Je n'en veux rien savoir."
Etait-ce la condition siné qua non ? Toujours est-il qu'en septembre 1906, fort d'avoir du "attendre", Klee franchit la "porte des mariages" de l'état civil de Berne, où il épouse Lily Stumpf.

Ils s'installent à Munich, d'abord dains l'Ainmillerstrasse, puis, à la naissance de leur fils Felix ( le 30 novembre 1907 ) dans le quartier de Schwabing, sorte de Montmartre local. C'est Lily grâce aux leçons de musique qu'elle donne chez elle ou en ville, fait vivre la famille. Cette situation durera de longues années, car Klee dessinateur ne rencontre aucun succès auprès des directeurs de journaux : même Simplicissimus, célèbre revue satirique dont le style est proche de celui de Klee, refuse sa collaboration. Seule consolation pour l'artiste : il a tout le temps de se livrer à des techniques toujours plus neuves et complexes. Reste que, dans " la ville des cinq mille peintres", il se sent souvent bien seul. Circonstance aggravante : il commence à mal supporter " le cor des lamentations de monsieur mon beau-père ", qui juge que Klee tarde un peu trop à gagner de l'argent...
Difficile pourtant d'en vouloir à un mari aussi aimant et à un
père aussi dévoué que Paul Klee : quand Félix, en mars 1909, tombe gravement malade, l'artiste lui consacre tout son temps, passant ensuite quatre mois seul avec lui à Berne pour sa convalescence.

RENCONTRE AVEC KUBIN
-1910-
Kubin

Durant toutes ces années, Klee le solitaire mais néanmoins productif n'a rien montré de son travail. Ses amitiés ne sont manifestement pas proportionnelles à son intérêt pour la peinture ; comment échapper à Kandinsky qui habite la même rue, deux numéros plus loin...
Sa rencontre avec Kubin coïncide avec sa décision de partir à la recherche d'un public si bien qu'en cette année 1910, cinquante- six de ses oeuvres sont exposées au Kunsthaus de Zurich, puis à Winterthur et Bâle.
Elles sont accueillies avec scepticisme et mépris par le Volkrecht, le journal de Zurich, qui écrit :
" Tout cela est certainement très intéressant pour des gens superintelligents et blasés, mais ça l'est surtout pour le psychiatre. Des compositions maladives..."
Klee peut se consoler en se disant que, huit ans auparavant, le même journal, obsédé par les métaphores médicales qui conduiront jusqu'au concept d'art " dégénéré ", n'avait pas été plus tendre pour Kubin, évoquant " son art qui évolue dans les idées les plus délirantes, les plus extravagantes qui ont en soi quelquechose de maladif ".


Fin de la première Partie : De 1879 à 1911

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